Tibéri Julien

Curriculum Vitae / Informations

En appel aux revenantes

Julien Tiberi pratique le dessin. Il le pratique et lui fait endurer.
Comme un modeleur, il attrape l’argile à dessin, la jette et la rejette sur la table, la malaxe et la malaxe encore jusqu’à attraper un bout de la frise chronologique de ce qu’il appelle « la revenance des formes ».
Puisque son questionnement sur l’histoire l’a amené à constater que les formes et les styles réémergent constamment, et qu’ils signifient uniquement dans un contexte particulier, il lui suffit, comme il le dit si bien, de « prendre le parti du fragment ». Il découpe donc dans la chronologie, un petit bout par ci, un petit bout par là, mais attention, pas n’importe quel morceau. Il choisi des « images qui dictent », qui prennent le spectateur en otage: propagande, ornement, logo. En les réactivant hors de leur contexte, il les vide de leur signifiant, les fragmente et les assemble selon des principes formels en les appréhendant dans la distance, comme des imageries.
Il responsabilise ainsi le regardeur qui doit envisager ce à quoi il fait face comme un questionnement sur la ligne et son histoire, et non comme de l’image prête à consommer.
Chaque forme revenante est une « formule visuelle » de l’époque où elle apparaît et Julien se fait un malin plaisir à la réactiver en différé dans l’espace d’exposition.

Julien est très attentif à l’écart de temps qu’il y a entre l’histoire d’une forme qu’il récupère et le moment où il la réinjecte dans l’actualité.
C’est ce qui l’a amené à penser le temps de la monstration différent du temps du faire. Julien aime assembler pour le même moment de perception, des travaux laborieusement et longuement effectuées dans l’atelier, des travaux in situ et des travaux qui captent et transmettent des événements extérieurs. Julien travaille selon les temps: celui du faire, celui du regard, celui de la diffusion, celui de la trace. Il travaille aussi selon les espaces: celui de l’atelier, celui de la galerie, celui extérieur à elle.

Il pratique la ligne en considérant son temps de parcours au sein de l’espace du plan, qu’il déploie dans le style de la caricature, du « coup de pinceau » (série Devantures bellepoque (Bodie City)), de l’hyperréalisme, de la gravure (série Devantures bellepoque (gravures chinoises)). Ses dessins sont réalisés soit par l’observation du réel (qu’il décrit plus qu’il ne l’imite) (dessin in situ au plomb sur plexiglas, Kunstklub, Berlin), soit par la copie de fragments d’images diverses (série Devantures bellepoque (gravures chinoises), où il ne dessine que le décor de l’image, sans les personnages).

Sa recherche nécessite aussi de documenter le dessin par la photographie (Marie avait un petit agneau), ou de pratiquer la ligne dans l’espace de la sculpture (Guimauve, Sans titre (accoudoir), Sans titre (sculpture chinoise)).
Cette pratique de la sculpture et de la notion de pesanteur est évidente au sein de ses dessins muraux réalisés in situ, où les éléments forment une structure, qui tient en équilibre, calée entre le sol, un des deux murs mitoyens et le plafond. Ces dessins sont le plus souvent réalisés avec des adhésifs découpés industriellement et collés dans et selon l’espace d’exposition pendant le temps de l’accrochage, ce qui lui permet de tester de la même façon que dans l’atelier ses assemblages de fragments, mais dans l’espace-temps de l’exposition.

Il donne aussi à la matière la mission de capter et de diffuser, avec un léger différé, des événements extérieurs à l’espace d’exposition. Ces sculptures, elles mêmes composées de formes revenantes, matérialisent de l’information durant un moment, pour redevenir silencieuses après le temps de la diffusion, et exister à nouveau comme formes non communicantes mais hantées par une histoire.
Les récupérateurs en est un bon exemple. Cette sculpture est constituée:
-d’une tige de métal figurant une antenne, recouverte de sciure de bois provenant d’anciennes sculptures, ramassée dans l’atelier
-d’un casier en plexiglas incurvé, situé au pied de l’antenne
-d’un ordinateur portable, logé dans le casier, connecté à internet, et diffusant, par le principe du streaming*, un enregistrement sonore de radio de patrouille de la police de New York.
Donc, l’antenne qui devrait, de bien entendu, capter les ondes de la radio, se présente comme un aimant à sciure. Elle agit comme un double leurre: non seulement elle ne capte aucun son, mais encore moins de poussière de bois, qui a été collée dessus par Julien et non par un effet électrostatique.
La sciure se présente comme une métaphore des sons de la radio de patrouille: tout deux sont des résidus extraits de leur contexte et réactivés en différé dans l’espace d’exposition. On comprend bien par quel glissement de sens, l’antenne à sciure a été posée là, mais cela dépend d’une logique propre à l’artiste, de laquelle certaines étapes nous échappent… ainsi qu’ à Julien, comme si les revenantes regagnaient un peu de leur terrain.
Cette sculpture est aussi un bon exemple de l’humour que pratique Julien. Espiègle, il aime mettre le regardeur dans une position interrogative. Il pratique régulièrement le leurre, que ce soit avec du dessin en trompe l’oeil « faux coup de pinceau » ou bien en présentant dans ses sculptures des éléments nécessaires à un fonctionnement, mais inutiles à la pièce. C’est le cas de l’Arbre à palabres, pilier de 7 mètres de haut affublé de deux haut-parleurs, tout d’abord destiné à retransmettre une manifestation, mais qui ne fonctionna jamais, que Julien a montré dans l’espace d’exposition, inutile. Au pied de cette sculpture, le regardeur ne peut que se questionner sur la fonction de cette étrange chose, qui n’en a pas d’autre que celle de sculpture étonnante.

C’est grâce à cette dérision, aussi bien destinée au regardeur qu’à lui même, que Julien peut s’activer la plupart du temps à faire revenir les morts (non pas leur âme, mais leur peau) sans être un individu morbide. Il se distancie de leur passé, en les considérant comme des imageries, et en les caricaturant. Sa volonté n’est pas de les faire revenir avec leur histoire, mais plutôt de leur insuffler de nouvelles vies, dans une éternelle amnésie.

É. Perotto, 2006

*le streaming est un principe utilisé principalement pour l’envoi de contenu en « direct » (ou en léger différé). Très utilisé sur internet, il permet de commencer la lecture d’un flux audio ou vidéo à mesure qu’il est diffusé. Il s’oppose ainsi à la diffusion par téléchargement qui nécessite par exemple de récupérer l’ensemble des données d’un morceau ou d’un extrait vidéo avant de pouvoir l’écouter ou le regarder.

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