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Se désidentifier c’est un travail d’émancipation vis-à-vis de ce qui es- saie de nous enfermer dans une seule possibilité à être au monde, mais aussi une manière de rendre au réel son étrangeté, révélant le caractère arbitraire de son organisation. Quand j’ai rencontré Johan Christ- Bertrand, j’ai perçu ce désir de dissociation des limites du réel à travers l’exploration d’imaginaires issus de la culture populaire, souvent très distants de l’Alsace où il a grandi. La construction sociale des identités se fait à l’intérieur d’un jeu complexe d’appropriations, distorsions et projections sur des matériaux culturels parfois jugés incompatibles.
En évoquant la figure du Hikikomori, désignant dans la culture japonaise ces personnes qui vivent cloîtrés dans leurs chambres pendant plusieurs mois, voire plusieurs années, il n’a pas émis de jugement, y voyant un refus à accepter l’état du monde, une figure de résistance.
Si ses peintures peuvent intégrer des références à la culture japonaise des jeux vidéos, il faut rappeler que celle-ci est elle-même avide de culture occidentale: nombreux jeux réinterprétent des codes stylisés de l’époque médiévale ou empruntent au cinéma de vampires, lui-même déjà inspiré de mythes et du folklore rural. Ce sont ces jeux d’aller-re- tours géographiques et sémantiques qui se jouent dans les motifs qu’il choisit de peindre. Quand Johan Christ-Bertrand décide de mettre en scène un jeu de rôle avec ses amis pour une image-poster qui reprend les codes vestimentaires et accessoires d’un jeu vidéo « cybergoth », il assume leur caractère bricolé et factice. Ce qui trouve une équivalence dans sa manière de transférer en peinture, avec ses moyens artisanaux, le principe d’augmentation de la réalité opéré par ces jeux. Sans ombre, sans lignes de fuite, la peinture simule une facture digitale tout en évoquant une icône orthodoxe. La spiritualité, les rituels collectifs, prennent des nouvelles formes qui se transforment en permanence. « Quand je peint le motif d’une fleur de lys sous fond de papier peint, c’est l’art du blason qui m’intéresse car il s’agit déjà d’une pure abstraction. Nous le retrouvons dès l’Ancien Egypte jusqu’à l’armurerie des corps d’artisans. C’est d’ailleurs la même chose quand je peint la signature de ma mère: un geste spontané et personnalisé qui devient abstrait », rappelle-t-il.
« Quand je peint une scène dans un grenier avec une lumière pouvant évoquer la religiosité, il s’agit un émerveillement pour le réel lui-même.
Les meubles peints renvoient à l’activité de mon père, restaurateur de mobilier d’art populaire alsacien. Ils sont souvent réalisés en bois pauvre et les blasons imitent les corporations de la ville (avec des motifs floraux et fruitiers) et portent des voeux pour des mariés, à l’image de celui que j’intègre: « de la nourriture et des vêtements soyons satisfaits ». Mais là aussi, il y a une dimension virtuelle: la lumière renvoie aux univers de la fantasy, la restauration de ce mobilier cherche de manière factice à avoir une apparence ancienne, tandis que les cartons d’emménagement sont les meubles de la vie d’aujourd’hui ». C’est un procédé qu’il repère aussi dans la bande dessinée et les cartoons. Pour peindre une nature morte, il reprend le décor avec table et vase du dessin animé de la Panthère Rose, lui-même déjà une peinture sur laquelle les dessinateurs venaient incruster les figures animées – reprenant ainsi à son tour ce décalage entre le trait et l’aplat. Pour souligner le jeu entre fond et motif, il appose au tableau une bouteille de lait, aplatie au fer à repasser, qui vient court-circuiter le plaisir qu’il trouve à confondre peinture et image. Que ses peintures empruntent à la réalité virtuelle ou que ses oeuvres vidéo 3D empruntent à la peinture, c’est un art de l’hybridation – le grotesque italien, le graffiti, les flippers, les dessins animés japonais, l’atrium de Pompéi, Matisse, Renoir ou les Sims – que lui permet de transformer ses toiles en machines anthropomorphes, avec des passages entre l’humain et le végétal, le réel et le virtuel, mais aussi entre des univers, allant du romantisme noir à la science-fiction de Philipe K. Dick. Dans une autre ère, les logos de marque de voiture pouvaient encore emprunter à l’imaginaire de la Conquête de l’Ouest – des blasons de la période industrielle -, mais Johan Christ-Bertrand tourne maintenant son regard vers un matériau, la « Fordite », dite « l’agate de Detroit », ville ruinée qui a été le symbole de la construction automobile. Cette pierre précieuse n’est en réalité que le résultat de l’accumulation de peinture de carrosserie de voiture – une sculpture idéale pour notre ère des dangers écologiques associés à l’Anthropocène.
Pedro Morais